L'écriture
L'ENVIE ET LE BESOIN D'ECRIRE :
Le vendredi 15 mars 1968, le professeur Jacques Chantrel, mon Pépé, mourut dans l’insolent parfum du mi-mosa qui jouxtait la fenêtre de sa chambre. Mourir à la campagne était en ce temps-là un grand événement. On ne se hâtait pas d’expédier la dépouille. On en parlait, on accueillait les amis, vieux camarades d’école, voisins venus dire « Au revoir » à cet ancien vivant ; on prenait le temps de se quitter.
Quand la famille fut endormie, je m’assis sur la chaise de Pépé, devant son bureau plein de tiroirs qu’aucun enfant n’avait le droit d’ouvrir quand il vivait encore. Moi seule avais l’accès à celui où étaient rangées mes affaires de dessin et de peinture. En avais-je toujours le droit désormais ? Je décidai que oui, puisque personne d’autre ne s’en servirait. Par habitude, j’envisageai de faire le portrait de Pépé, mais j’en fus incapable. Les pudiques symboles et figurines que j’avais adoré faire s’avéraient, cette nuit-là, incapables de rendre compte des sentiments nouveaux qui m’assaillaient. Je remisai le crayon à papier, le pinceau, la boîte de peinture, et les feuilles Canson recouvertes des couleurs d’avant-deuil. Comment rendre hommage à ce grand Monsieur ? Pas en parlant, car les adultes étaient trop affligés pour m’entendre. Restait le besoin de me pencher sur du papier pour y tracer des choses. C’est de ce moment-là que je ressentis l’impérieux besoin d’écrire.
J’ouvris un autre tiroir, y prélevai une dizaine de feuilles, le refermai, choisis un porte-plume* et dévissai le bouchon de l’encrier bleu Waterman. Sur le plateau de table en partie recouvert de moleskine, je posai les fines feuilles de ce papier lisse et doux sous la plume à condition de ne pas trop l’y appuyer. C’est donc avec une écriture en pattes de mouches que j’inaugurai ce qui deviendrait une passion, et une profession.
Ce furent, pour commencer, des mots lourds comme ma peine, séparés de virgules, puis groupés et hachés de points d’exclamation. Au bout de quelques heures, je parvins à écrire plusieurs phrases correctes, sans faute ni répétition, plaisantes à lire à voix basse, mais finalement convenues, et sans saveur. Honteuse d’ainsi gâcher les feuillets, je réalisai qu’écrire était plus difficile que parler.
Esthète, orgueilleuse, soucieuse de ne pas « mal écrire », je m’imposai pour commencer de voir comment écrivaient les autres, ceux dont les noms s’alignaient sur la tranche des ouvrages sévères — c’est à dire sans image — de la bibliothèque de Pépé. Je dévorai ces livres sans discernement. Ainsi me cultivais-je dans le plus grand désordre, de Musset à Boccace, de Shakespeare à Guitry en passant par Maupassant, Marivaux, et cours d’optique écrits par ce grand-père du temps qu’il enseignait… Tour à tour attristée, amusée, passionnée, enchantée, ennuyée, je me fis de la vie et de plein de vivants une idée personnelle. Je me bricolai une philosophie rudimentaire, mais j’étais bien dedans. J’apprenais que l’on pouvait pratiquement tout dire si on le disait bien, et tout faire si tant est que l’on pût se justifier ou mentir avec art.
Sur les feuillets, je commençai par recopier consciencieusement les phrases compliquées, les expressions jolies, les remarques amusantes, les mots mystérieux. Posé auprès de moi, un énorme dictionnaire me révélait le sens des mots nouveaux, et celui, caché parfois, des mots connus utilisés, leur contresens, leur histoire. J’oubliais la campagne alentour, et même l’absence de Pépé.
Le dialogue immatériel entre mes pensées et les phrases que je découvrais sur le papier me ravissait, au sens propre, puisque je m’y adonnai comme à une drogue. Au bout de quelques jours de lecture frénétique et copies surprenantes, je décidai d’écrire « pour de vrai » en racontant tout ce qui m’envahissait.
Il arrivait qu’en recopiant le début d’une phrase, sans que j’en eusse conscience, une autre fin se profilât, qui à la lecture me satisfaisait mieux, tant sur la forme que sur le sens. Ce phénomène, qui survenait de plus en plus souvent à mesure de mes lectures et réécritures, aurait pu m’intriguer, mais non. Tandis que là, assise dans la chaise de bureau de Pépé, en relisant les bouts de phrases tracées involontairement, je prenais un recul suffisant pour en être intriguée.
C’est fou ce qu’un mort prend de place. Et justement, quand je n’étais pas absorbée dans mes lectures et écritures, ce mort-là prenait tant de place au fond de moi que j’étouffais. Comment m’y prendre pour écrire tout ça de façon jolie, sans rien oublier, sans rien inventer, sans occulter, ni minimiser, ni exagérer non plus, car il n’aurait pas aimé ça ? Coude gauche sur le bureau, porte-plume dans la main droite et regard posé sur la page beige — qui donnait en ce temps-là le même vertige que les blanches aujourd’hui —, j’attendais une sorte de révélation, d’inspiration. Mais rien. Alors, encouragée par mes petits égarements scribatoires lors des recopiages, j’écrivis simplement : « Maintenant, Pépé est mort. »
S’ensuivirent plusieurs rédactions bien notées jusqu’au baccalauréat, et plus tard, plus de trente ouvrages d’auteurs dont j’étais la rédactrice.
Un drame survenu en 1988 entraîna une série de bouleversements affectifs et spirituels que, pour éviter de sombrer inutilement, je confiai à un cahier presque au jour le jour. Le chagrin laissant progressivement place à des interrogations existentielles dont la gravité n’avait d’égale que la cocasserie, j’eus besoin de raconter les étapes de ma résilience, d’une part pour me convaincre d’y parvenir aussi efficacement que mes pages l’affirmaient, d’autre part pour aider mes concitoyens, avides de paranormal, à en relativiser le bien-fondé.
Pour jouer à l’écrivain, que plus jeune je rêvais de devenir, je m’appliquai à transcrire toutes ces notes à l’aide d’une machine à écrire. Ce faisant, je découvris la joie de sculpter les phrases, arrondir les angles des mots abrupts, rythmer de virgules les lignes monotones, faire pétiller les locutions, bref, je m’adonnais sans vergogne à cet incomparable plaisir solitaire qu’est l’écriture. Plaisir non rémunéré et chronophage, que le quotidien s’empressa de reléguer dans le tiroir des « on verra ça plus tard ».
En 2015, un accident sévère m’imposa de vivre deux années en fauteuil roulant. Affaiblie, impotente, après avoir énuméré tout ce que je ne pouvais plus faire, je me concentrai sur l’essentiel de mes capacités : écriture et clairvoyance. Alors, j’exhumai, triai et rangeai les vieilles pages noircies de notes et réflexions. La relecture du vieux carnet révéla un objectif : en faire un livre destiné à vous convaincre, chers lecteurs, de faire confiance à vos intuitions, ces quelques secondes fulgurantes qui surgissent avant la réflexion, et qui matérialisent votre capacité à prévoir ce qui n’est pas encore, donc à prédire ce qui surviendra peut-être… Et parce que l’humour est mon arme préférée, je le baptisai :
« La voyance, ça s’attrape comment ?
À grands coups de pieds occultes ! »
Parallèlement, j’ouvris un site Internet destiné aux consultants de mon atelier de voyance. Afin de rendre ledit site à la fois informatif, séduisant et amusant, j’y publiais de temps en temps une nouvelle extraite du vieux manuscrit. Ce jusqu’à ce qu’une amie éclairée, Chantal Hurteau-Mignon, m’enjoigne d’en faire un livre au lieu, je la cite : « de faire lire ma prose à tout le monde, pour pas un sou ! » Son idée me semblait pertinente, et les années avaient su estomper les horreurs, les erreurs et terreurs du passé ; j’étais prête.
Trois cent cinquante pages plus tard, je proposai mon manuscrit à l’éditrice Hélène Gédouin, qui le lut, l’apprécia, et m’offrit de le publier.
* Le baron Bich avait déjà sorti le stylo bille « Bic Cristal » en 1950, mais c’est seulement en 1965 que ce stylo fut autorisé dans les écoles françaises. Quant au professeur Jacques Chantrel, mon Pépé, il rechigna longtemps avant de l’adopter, beaucoup plus tard.